Vos papieds ! (Ouest-France 4 mai 1998)

Conflit, à l'ouverture du Géant, samedi matin. Alors qu'Henri, levé du bon pied, s'apprête à franchir l'entrée de l'hyper d'un pas alerte, l'agent de sécurité le hèle : "Vous ne rentrerez pas pieds nus !". Sans doute Henri n'est sapé ni de prince-de-galles ni de pied-de-poule. Mais on ne le traitera pas comme un va-nu-pied ! Il a un porte-monnaie, pas un pied-de-biche. Qu'il fasse, depuis sa tendre enfance, un pied-de-nez aux chaussures n'y change rien : il est venu consommer, à pied, à cheval ou en voiture. Et ses pieds sont comme son argent, sans odeur.
L'homme de la sécurité ne lâche pas pied. Le réglement impose aux clients d'être "suffisamment vêtus", il entend l'appliquer au pied de la lettre.
Attroupement, débat. Parmi les citoyens-consommateurs qui font le pied-de-grue, l'homme aux arpions émancipés se trouve des avocats. On le défend d'arrache-pied. Le réglement pro-pompes est combattu pied à pied, sur l'air : tous les chalands doivent être traités sur un pied d'égalité.
Si une comtesse peut être aux pieds nus, si les apôtres se sont fait laver la voûte plantaire par Jesus soi-même (alors qu'ils avaient beaucoup marché), si les Kenyans courent aux JO sans grolles, si Mahomet exige qu'on le loue sans babouches, si Rhoda Scott joue de l'orgue sans godasses, si Merce Cunningham danse sans ballerines, si Tarzan tue les crocodiles sans espadrilles, si Bartholdi a sculpté une "Liberté éclairant le monde" sans baskets, si un tiers de l'humanité vit sans souliers, alors Henri doit pouvoir faire ses emplettes les pinceaux aux vents.
Pour autant, le gardien de la civilisation chaussée ne se laisse pas marcher sur les pieds. Même si son job, ce n'est pas le panard, il est payé pour tenir les nougats impudiques à six pieds. Henri, lui, ne laissera pas un patron prendre son pied en foulant du pied les libertés individuelles.
Dans le groupe, le président du MRAP, Arnaud Hell, également conseiller régional très à gauche, prend la défense d'Henri-paton. Et la direction à contre-pied. Pressentant un talon-d'Achille juridique dans le réglement, il appelle la police pour faire constater qu'on ne peut poser le pied nu dans un lieu ouvert de plain-pied au public. Et cap sur le commissariat, où Henri porte plainte pour "discrimination". Voilà la République au pied du mur. Le parquet mettra-t-il les pieds dans le plat ? Le big boss de Géant encourt-il une mise à pied ? Il mériterait pour le moins de se faire taper sur les doigts. De pied.
Bigfoot.
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